Les arts en perte de grammaire et de repères

13 septembre 2011 par - Divers

Jérôme Thomas, administrateur Arts du cirque

Je pense que la seule manière de défendre une politique de la culture aujourd’hui est de faire en sorte que l’ensemble des acteurs de la culture se remette au travail pour aller dans une direction commune. J’ai pu observer, en tant qu’artiste de terrain, un glissement de sens dans l’ensemble du paysage culturel allant de l’idéologie des combats d’idées– celle qui fut défendue par Antoine Vitez dans les années 70, par exemple – à un sens beaucoup plus pragmatique qui porte sur la gestion des entreprises culturelles et leur industrialisation. Les artistes ont désormais des préoccupations centrées sur leur statut et leur image. Les acteurs culturels doivent, face à leurs élus, se préoccuper du devenir de « leur maison ». Hier, les artistes étaient soutenus – ou combattus – pour leurs idées par la société civile. Aujourd’hui, c’est pour leur capacité à être tout à la fois virtuoses, grand public, élitistes pour tous, rentables, « digests ». Les censures sont aux portes de notre époque. Deux compagnies se sont vues dernièrement refuser le droit de jouer des Å“uvres trop sensibles sur le thème du nucléaire, les élus ayant considéré que l’actualité de Fukushima avait traumatisé le peuple japonais et que, par décence, il ne fallait pas en parler ni porter un regard artistique sur la place publique.

Les artistes sont assimilés, en terme comptable, à la ligne de budget intitulée  « fluides » au même titre que le bois qui chauffe la maison, et les maisons culturelles s’interrogent désormais pour savoir si elles vont pouvoir acheter assez de bois pour chauffer leurs théâtres. La question n’est pas de savoir si la culture doit être pour tous ou pour chacun, elle est davantage dans l’idée de sanctuariser la culture en tant que « service public » au même titre que la santé et l’éducation – tel que cela a pu être défendu par le gouvernement précédent dans les années 2000. Nous ne pourrons défendre une politique de la culture que si nous entérinons définitivement cette idée de nationalisation de ces trois secteurs et une législation stricte empêchant d’utiliser l’argent public à des fins privées comme nous pouvons commencer à le voir avec le bourgeonnement de sociétés privées qui diffusent des œuvres créées dans le service public et qui sont surtout dirigées par les mêmes acteurs professionnels. Directeur de théâtre le matin en service public mais agent artistique l’après-midi en service privé. Ces signes sont nocifs quant à l’indépendance artistique et l’indépendance de la critique que sont censés représenter les artistes dans leurs imaginaires, au service de la cité.

Le risque du geste artistique devient calculé parce que les artistes ne peuvent plus se permettre la moindre faute qui pourrait peser sur leur économie. C’est la perte de l’acte généreux. C’est donc d’un choix de société dont il est question en premier lieu et cette question doit être débattue avant toute chose. Nous en sommes encore très loin.

D’autre part, il ne peut y avoir une politique de la culture tant que le fossé entre l’art et la culture se creusera. Les arts perdent leurs repères et leur grammaire. Comment la culture, dans ces conditions, peut-elle être relayée ? En tant qu’administrateur délégué à la Société des auteurs compositeurs dramatique pour les arts du cirque, j’initie une réforme profonde pour un nouvel éclairage en faveur de notre répertoire. En effet, depuis trente ans, les arts ont connus des croisements que l’on appelle la transversalité des pratiques artistiques. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Comme toute chose, le bon à ses effets pervers, les auteurs ne se reconnaissent plus dans le répertoire de formation qui est mis en commun, mais dans l’individualisation de leur forme artistique. Tout le monde est devenu un, tout le monde est singulier, individualisé, ce qui génère inéluctablement la perte de la mémoire de nos arts et la perte de sa grammaire. L’art se libéralise et perd ses racines. La réforme à laquelle nous travaillons a pour but d’intégrer les transversalités au sein d’un répertoire de prédilection, en conservant « la grammaire des registres du répertoire » qui sont, en quelque sorte, les repères qui permettent de saisir à nouveau la classification des œuvres, un peu comme une grande bibliothèque avec ses innombrables livres. Par exemple, pour les arts du cirque, la mémoire du répertoire le plus célèbre c’est le cirque lui-même.

Pour conserver l’idée d’un patrimoine des arts au service du citoyen et des publics,  il est nécessaire qu’une nouvelle pédagogie se crée afin de garder la relation indispensable des arts et de la culture, unis au diapason. C’est une nécessité absolue. Il ne peut y avoir de nation intelligente sans culture intégrant les arts.

Pour compléter mon point de vue d’artiste sur cette question – et ce, modestement car je ne suis pas dans une réflexion universitaire – j’ajouterai que l’ascenseur social dans la culture est au plus mal et que l’idée verticale selon laquelle il faut produire, diffuser des Å“uvres et calculer un retour sur investissement ne fonctionne plus. La démocratisation des pratiques artistiques obéissant à une politique fondée sur le productivisme ou sur la croissance s’essouffle. La seule politique possible pour la culture est un axe horizontal – tel que cela existe en Afrique du sud avec Nelson Mandela ou au Brésil avec Gilberto Gil – qui consiste à réinvestir le tissu social par les arts. Ce qui pourrait se traduire concrètement par les propositions suivantes : du spectacle vivant en première partie d’une séance de cinéma ; une « fête des arts » une fois dans l’année, dans chaque rue, dans les bars et discothèques, les hôpitaux et les prisons et du spectacle vivant à chaque mariage ; le réinvestissement des places publiques et des musées par les artistes grâce à une politique volontariste – mais nous en sommes très loin ! – ; le travail et le plein emploi pour les artistes dans leur fonction de service public, plutôt que cette injonction tyrannique qu’on leur fait et qui se traduit par la justification de leur réussite, de leur représentation.

La société devient le reflet de l’artiste alors qu’on lui demande le contraire.
C’est ainsi que je vois la culture pour un pays : en lui développant  de nouveaux outils et en conséquence les moyens de la défendre.

Jérôme Thomas

Commentaires (3)

 

  1. ZOUAOUI MOULEY. dit :

    Vraiment bravos pour cet article je suis dans la méme vision que vous , cela me fait pensé à une époque ou mrs Jean Vilard etait de se monde,mais il y a une question que je me pose,vos écrits ne sont t ils pas en contradiction avec la politique de la maison SACD?Bien que moi je suis dans la spécialité (humour) si je puis m’exprimer ainsi; puis quand je joue dans des festivales ou de minis mais alors minis salles Parisienne,et que je croise des membres de la SACEM et SACD,ils n’ont pas la méme politique,ni la méme vision que vous.OU bien j’ai mal compris l’article,ou bien vous étes administrateur de théâtre mais pas à la SACD. MOULEY ZOUAOUI.

  2. Jérôme Thomas dit :

    Tout d’abord, merci de ce commentaire et de votre participation à la vie du blog. Je me dois ici d’apporter quelques précisions de fond. Ma position en tant qu’auteur, et en tant que membre du conseil d’administration de la SACD, est, tout naturellement, la défense du droit d’auteur. En cela, mon article entre totalement dans le cadre de la politique de la SACD. Il se trouve en outre que je suis là pour défendre le répertoire cirque. Dans le cadre d’une négociation avec un producteur, je suis favorable aux arrangements à une condition, une seule, l’accord tacite de préserver et de défendre les droits d’auteurs entre le producteur et l’auteur lui-même.

  3. OC dit :

    magnifique pensée que cet article.félicitation jérome.tous avec toi.

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