La Palme
6 juin 2023 par Anne Rambach - Cinéma
Comment rendre universelle une question particulière ? Comment transmettre à tous un enjeu qui est d’abord celui d’une profession ?
C’est le casse-tête qu’a affronté Justine Triet en recevant sa Palme d’or à Cannes. Au lieu de monter sur l’estrade pour exhiber sa joie et son trophée, selon les conventions du genre, elle exprime son inquiétude sur l’évolution du système de soutien au cinéma que pilote le CNC. Une évolution qui irait vers plus d’exigence de rentabilité.
Le problème ? Pas plus de 5 % des gens qui l’écoutent en direct savent de quoi elle parle car le système de financement du cinéma est assez logiquement méconnu de la plupart des citoyennes et citoyens.
Qui plus est, elle s’exprime, sinon concrètement du moins symboliquement, sur un tapis rouge. Autour d’elle, un étalage de faste. Une armée de smokings. Un défilé de bijoux. Une pléiade de stars millionnaires. Les accents contestataires y sonnent instantanément comme du pipeau – car les spectateurs connaissent moins la face cachée du cinéma, celle des petites productions, des budgets à l’arrache et des tenues de soirée empruntées pour l’occas’ à des copains.
1 Français sur 6 saute un repas par jour parce trop pauvre pour en faire trois. 1 enfant sur 5 vit en France en dessous du seuil de pauvreté. Nos journaux parlent matin, midi et soir, de l’abandon de nos services publics, y compris les plus vitaux comme l’éducation ou l’hôpital. Dans ce contexte, les états d’âme du cinéma paraissent des caprices de diva.
Pourtant, sans notre politique du cinéma, on ne regarderait que des plombiers à casquette et des prêtres exorcistes en train de sauver des princesses ou écraser des démons – jamais l’inverse, vous noterez. Cette France, diverse et même fracturée, on ne la verrait pas à l’écran.
Le discours de Justine Triet a provoqué l’agacement de la ministre qui a souligné le rôle du CNC dans le foisonnement cinématographique français – c’est vrai et c’est bien son rôle. On ne peut pas nier, par ailleurs, que l’exception culturelle est effective en France et qu’elle résiste, y compris à certains coups de boutoirs gouvernementaux (je pense à la fin de la redevance).
Mais son discours nous rappelle aussi que nous allons vers des temps difficiles où il est légitime de s’inquiéter. Parce qu’effectivement les mondes de la culture sont l’objet de mouvements telluriques. La concentration par exemple, et la financiarisation qui éloignent ceux qui dirigent et ceux qui créent. L’inflation qui s’annonce comme un péril extrême pour le spectacle vivant dans les mois et années qui viennent. Et puis… une pression idéologique accrue. Qu’elle vienne de la sphère politique (Laurent Wauquiez dans la région Auvergne-Rhône-Alpes par exemple), ou de la sphère économique (éviction d’éditeurs dans des maisons prestigieuses les années passées), elle s’exerce désormais à visage découvert, ou presque.
De ce point de vue, le refus du président de la République de féliciter publiquement Justine Triet pour cette Palme que tout le monde décrit comme méritée, est un mauvais signal. Il fait partie des conventions de saluer un-une artiste dans les grands événements, quand bien même elle, il ou iel serait en profond et essentiel désaccord.
Dans ce contexte, l’allié le plus puissant que puisse s’adjoindre le cinéma, ou n’importe quel art, c’est le public.
C’est pourquoi j’ai observé, avec une certaine gratitude, la manière dont une partie de la presse s’est emparée du sujet lancé par Justine Triet. Dans un large élan de fact-checking et de pédagogie, les journalistes ont répondu aux réseaux sociaux en présentant la réalité des dispositifs d’aide et d’investissements, le fonctionnement « mutualiste » du secteur, les retombées économiques du cinéma. En cela, l’intervention de Justine Triet a touché son but : elle a démocratisé un peu la conscience que la force de notre cinéma est le fait non seulement d’un talent collectif mais aussi d’une politique publique.
Anne Rambach, présidente de la SACD
Continuez votre lecture avec
- Article suivant : Hommage à Serge Rosensweig
- Article précédent : Laurent Wauquiez, chapeau l’artiste !
Commentaires (2)
Laisser un commentaire
Bravo, Anne Rambach ! Continuez de secouer tout ça. De là où vous êtes, ça porte bien et loin. Nous sommes nombreux à être avec vous dans cette colère (et dans vos précédents coups de gueule). C’est réjouissant !
Bravo Anne
A nouveau.