Être auteure de cirque en 2052, partie 1

26 septembre 2013 par - Arts du cirque

Par Philippe Goudard, administrateur cirque de la SACD en 2013…

Entretien d’anticipation (mais pas tant que ça !) avec Agathe Framery, auteure, artiste et productrice de cirque. Agathe sera parmi nous pendant 6 semaines, jusqu’au 1er novembre, le temps de livrer une vision claire et exhaustive sur les arts du cirque, leur passé, leur présent, leur avenir.

 

Que sera demain ? Les auteurs, créateurs et artistes, comme tous les citoyens d’un monde qui change à toute allure, s’interrogent sur ce que sera demain. Si les nécessités du présent occupent, dans la société de l’information et de la généralisation du libéralisme, le temps et l’esprit de chacun, ne convient-il pas de préserver un espace dédié à la prospective, qui, enrichie de l’analyse de l’actualité et du passé, permette de rêver et préparer l’avenir ?

Parce que l’expertise en anticipation est souvent pour l’artiste de cirque, acrobate, jongleur, clown, auteur  ou entrepreneur, la condition de sa survie, c’est dans la vie et la pensée d’une jeune auteure de cirque, vivant au milieu du XXIe siècle et qui pourrait être notre petite fille, que l’interview-fiction qui suit choisit de se projeter.

Agathe Framery
Née en 2026, Agathe Framery est auteure, artiste et entrepreneuse de cirque.
Elle a suivi une formation au sein d’Erasmus mundus  perfoming arts,  le réseau international des formations supérieures professionnelles aux arts performatifs, en acrobatie au sol et aérienne (École de Kiev), comédie musicale (Londres),  bioengeenering et éco-technologies multimédia (Santa Clara et Singapour) et musiques du monde (Dakar). Agathe diffuse aujourd’hui ses œuvres dans le monde entier via le World web & live art network dont elle est membre du Conseil de décision, et a choisi Art-Europôle  comme hôte de « 1791 », sa microsociété de production.
Auteure-productrice-interprète, sociétaire de la SACD à 26 ans en même temps que spécialiste, après un doctorat en arts performatifs, de l’histoire classique et contemporaine du cirque, elle vient de recevoir pour « Nano jump », sa dernière réalisation qui mêle biotechnologies des télécommunications et acrobatie, le prestigieux Prix des Auteurs Unis.

 

Elle nous parle aujourd’hui de sa place d’auteure de cirque, et l’éclaire de sa connaissance de l’histoire récente et d’une analyse pertinente de l’évolution de son art.

PARTIE 1 –  DES ORIGINES AUX SUPRACONDUCTEURS

 

SACD : Dans « Nano jump » vous développez une composition où l’acrobatie sur champ magnétique et le robot-jonglage ont une place importante, et où la performance et la présence corporelle voisinent avec l’interactivité, la transmission à distance et les effets spéciaux les plus étonnants. Où est la source de ces idées ?   

Agathe Framery : Le cirque est intimement lié à la technologie. Ce qui est normal, puisqu’on y joue avec les lois de la physique. Comme la musique joue des sons et l’image, de la lumière, le cirque, lui, travaille avec la balistique. Les mouvements et les agrès y tiennent donc un rôle capital, tout comme les déplacements. C’est la raison pour laquelle la logistique et la technologie y occupent une grande place.  Et ça ne date par d’hier !

Couvrir d’un velum l’arène du Colisée ou y tendre une corde pour les funambules égyptiens, était déjà affaire de haute technicité, servie par une compagnie de marins romains, maîtres en accrochages et gréements pour des navires aux performances aussi sophistiquées pour l’époque que celles de nos premiers vaisseaux spatiaux du XXe !

Philip Astley, l’inventeur du cirque Moderne, avait imaginé pour un de ses théâtres équestres, et pour contourner l’obligation de ne produire d’acrobates qu’à cheval, une grande scène juchée sur une vingtaine de chevaux, pour y produire ses sauteurs et équilibristes. Les charpentes métalliques d’Eiffel n’ont pas seulement permis la construction de sa fameuse Tour, de la statue de la Liberté ou de l’Empire State Building, elles ont révolutionné, entre autres, l’architecture et les techniques de construction des salles de spectacle. Grâces à elles, Dejean et Hitthorf – un collègue d’Eiffel et Baltard –  produisirent au milieu du XIXe à Paris les Cirques d’Été puis d’Hiver, inventant un modèle à la diffusion planétaire, qui existe encore aujourd’hui.

Ces salles, devenues ininflammables – les amphithéâtres en bois brûlaient sans cesse – pouvaient accueillir en toute saison le nombreux public des métropoles au développement exponentiel. Et quand il n’existait pas de métropole, on allait trouver le public là où il était. L’Anglais Thomas Cooque avec une première tournée en Amérique dès 1836, puis John Purdy Brown, perfectionnèrent le tenting militaire pour des chapiteaux immenses pouvant être déplacés chaque jour, permettant d’amener la salle de spectacle là où le public se trouvait, dans les nouveaux territoires. Inspirés par la « course aux trapèzes » de Léotard, on mit au point l’agrès et les filets du trapèze volant, ou encore la catapulte pour les hommes – ou femmes ! – canons.

En 1872, la jonction Union Pacific et Central Pacific railroads permit aux grandes entreprises de cirque de développer des spectacles itinérants d’une ampleur jamais imaginée auparavant. Le Ringling, Barnum and Bailey’s greatest show on Earth, grâce à une logistique si performante qu’elle fut plus tard reprise par l’armée américaine et Walt Disney pour ses parcs d’attractions, accueillait sur trois pistes et deux scènes des spectacles simultanés devant 20 000 spectateurs.
Plus tard, l’acier  remplaça le bois, et le PVC, les kanvas en toile de voile de bateau… Même les voileries se recyclèrent en fabriques de chapiteau à l’avènement de la vapeur puis du mazout dans les transports maritimes…
Le trampoline, les trapèzes, les matériaux du jonglage, des costumes, les moyens de diffusion du son et de la lumière, augmentèrent les possibilités d’innovation créatrice en même temps qu’ils permirent l’augmentation de la capacité à diffuser les spectacles et augmenter l’audience, par l’accroissement de la taille des salles et le développement de la publicité à grande échelle.
Puis vinrent le cinéma, la radio, la télévision, et bien sûr, Internet, qui firent passer la possibilité de diffusion à l’échelle planétaire, immédiate, sur le bureau ou les récepteurs de chacun.
Je me suis dit que la richesse de ce dialogue entre technologie et arts du cirque ne pouvait s’interrompre, et j’ai eu le désir de le poursuivre en le nourrissant de mes rêves !

SACD : Ce développement des innovations techniques qui semble exponentiel a-t-il été constant ?

A.F. : Pas toujours. J’ai été frappée par le fait qu’à la fin du XXe et au début du XXIe, les créateurs de cirque semblaient curieusement avoir cessé de penser que les progrès technologiques pourraient faire évoluer leur art et réciproquement. On continuait à créer pour le cirque et à l’exploiter avec des matériaux et des méthodes héritées du XIXe ! On se limitait à l’utilisation de la machinerie théâtrale ou à des projections d’images et captations de sons particulières, mais dans un environnement scénique inchangé. Quelques expériences interactives ont eu lieu, mais sans que les matériaux ou les modalités de créations et surtout d’exploitation des spectacles et des performances elles-mêmes changent. Comme si un compositeur pour trompette jouait avec un buccin romain, ou un réalisateur web écrivait pour le phénakistiscope de Joseph Plateau !

SACD : Progrès technologique et innovation artistique sont donc liés ?

A.F. : Certainement ! Les créations, les rêves d’artistes, d’auteurs de cirque, sont liés à l’espace et aux agrès. Les uns font évoluer les autres. C’est pourquoi je déclare toujours mes œuvres en même temps que je dépose mes brevets. Créer et innover, cela va ensemble. C’est le rôle des artistes. Au début du XXe, les fous furieux du cinéma burlesque, venus de la piste et du music-hall, ont fait considérablement évoluer le cinéma, autant que les techniques cinématographiques leur ont permis d’inventer et de faire avancer leur art, jusqu’à en déplacer l’exploitation dans les salles de cinéma puis à la télévision.

La création est artistique et la réalisation est technique. Vous savez, je pense que la création, qu’elle soit scientifique, technique ou artistique part du même besoin chez celles qui s’y consacrent : se forger une représentation du monde et faire surgir, donner forme à l’inattendu. Dans les années 2000, Edmond Couchot, spécialiste des questions de cognition liées à l’art, définissait la création par le surgissement de l’inattendu. Plus tôt déjà, Albert Einstein disait en 1918, dans son discours pour l’anniversaire de Max Planck, « Je m’imagine qu’une des motivations les plus puissantes qui incitent à une œuvre artistique ou scientifique consiste en une volonté d’évasion du quotidien ».

Pendant un temps, à l’époque de mes grands parents, les artistes européens ont préféré confier leur avenir à l’institution culturelle qui ronronnait et dont les employés songeaient plus, en pleine crise économique, à sécuriser leurs propres carrières qu’à innover – ce qui n’était de toutes façons pas leur métier – pour permettre aux plus jeunes de se projeter dans l’avenir.
La vision de l’art se réduisait trop souvent à celle de l’administration de l’art.

Pourtant, dès le début du XXe, de grands centres de recherche comme le Massachusetts Institute of Technology aux USA, avaient, avec succès,  montré le chemin en lançant des concours ouverts aux artistes, pour les marier, en quelque sorte, avec des ingénieurs. C’était l’armée qui finançait les programmes de recherche ! Ça a permis à Nancy Burson, alors artist-in-residence at MIT, ses travaux sur la photo numérique, ou encore l’émergence des sciences cognitives. Rien que cela ! Apparues dès les fifties, développées dans les seventies, ces innovations artistiques, scientifiques et technologiques, mirent cinquante ans pour traverser l’Atlantique.

En France, en Europe, les gens restaient fermés, sûrs d’une sorte d’éternelle supériorité intellectuelle européenne. Et les universitaires, les responsables culturels d’alors et mêmes des auteurs, passaient plus de temps à s’occuper de leur chapelle, de leurs territoires, qu’à rêver ou à entendre les rêves des créateurs.
Or on ne peut innover sans rêver.
Rêver, vous savez, c’est un métier, et il faut laisser le cœur du métier aux vrais professionnels : les poètes, les artistes, les auteurs ! (rires)

Voilà, c’est pour cela que j’ai choisi de penser, créer et pratiquer mon art avec mon temps, pour que le cirque d’aujourd’hui soit le mien, celui du monde où je vis, et demain, celui que j’aurai rêvé avec mes collègues plus jeunes.

SACD : Parmi ces évolutions technologiques, lesquelles ont été selon vous  déterminantes  pour la création artistique au cirque depuis le début du siècle ?

A.F. : Celles qui ont un rapport avec les lois de la gravité et les modalités de communication. Comme je viens de l’évoquer, l’histoire du cirque montre que les évolutions technologiques dans ces deux principaux domaines ont influencé à la fois la création, la circulation et la diffusion des œuvres.

SACD : Pouvez-vous préciser ?

A.F. : En ce qui concerne la création, le cirque travaille sur nos représentations de l’instabilité et la stabilité, l’itinérance et la sédentarité, l’impermanence ou la pérennité, le déséquilibre et l’équilibre. En réveillant notre mémoire du nomade et du sédentaire, de la station debout et des cycles de l’existence, il ne raconte qu’une seule histoire, toujours la même, dont le synopsis  remonte à la révolution néolithique ! (rires)

Ce qui à changé reste cependant profondément lié à la permanence de ce qui nous touche, de ce que l’on attend du cirque en définitive. Ce jeu avec le déséquilibre et le risque, la capacité de ses artistes à bouleverser et renverser nos repères, en s’exposant au risque, mais dans le même temps à vaincre la crise, la mort… ou la différence, comme les clowns. Notre capacité de transformer une mise en crise volontaire en occasion de création est au cœur du cirque.

Nous, artistes de cirque, pour dire cela, ne cessons d’inventer des façons d’être ou de vivre, des comportements, des techniques et des agrès qui nous permettent ces explorations hors de la norme.  Aux limites de l’équilibre et de la survie.

SACD : Quelles sont les applications concrètes de ces concepts ? 

A.F. : Concrètement, à l’acier ou au carbone des agrès classiques, se sont progressivement substitués les champs magnétiques comme avec le  trampoline à tubes de flux et supraconducteurs ou les cordes et haubans magnétiques. Cela a bien sûr transformé l’écriture corporelle et permis d’innover avec des figures acrobatiques ultra lentes ou les impulsions-translations latérales, impossibles jusque-là. Les grandes composantes de l’acrobatie, appuis, propulsion et suspension, se sont bien accommodées de ces innovations.

La robotique aussi a été source de création pour le jonglage et la nouvelle magie. Les projecteurs holographiques ont rendu inutiles les moniteurs et autres écrans. Et bien sûr le passage de l’image virtuelle du 2D au 3D, et la téléportation 3D issue des nanotechnologies. Les créations et l’imaginaire des auteurs se sont appuyés sur toutes ces possibilités, la diffusion sonore et la transmission d’énergie et de quantité d’information sans fil, les LED, les dérivés des planctons électroluminescents, les agrès magnétiques antigravitaires, les corps suspendus ou appuyés aux faisceaux lasers invisibles… Les nouveaux matériaux ont permis de tendre des filins avec des résistances énormes, supprimant les gréements d’agrès classiques, comme les fils des funambules d’une longueur extrême, facilitant les installations et développant la créativité.  Les nouvelles fibres et les matières en sprays dermiques ont transformé l’approche du costume, du maquillage.

Et il y aura encore d’autres évolutions.

Mais curieusement, ce que les spectateurs préfèrent reste toujours les corps en chair et en os ! La vie  physique ne perd pas son attrait premier ; même confronté à un univers technologique sophistiqué ou virtuel, le spectateur est intéressé avant tout par la place de l’humain. Ce ne sont pas la marionnette ou le masque qui passionnent le spectateur, ni les photons s’agitant sur l’écran, mais la poésie et la virtuosité de la femme ou de l’homme qui les produit, les manipule, les agence. C’est l’œuvre qui est sensible au delà de la technique, les émotions que son auteur veut transmettre.

Regardez une gravure de 40 000 ans, et laissez l’émotion qu’elle vous procure vous saisir : vous verrez que la transmission des émotions peut se jouer de l’espace et du temps. Elle reste sans cesse immédiate face à l’objet. D’esprit à esprit.

Ne manquez pas, sur ce blog le vendredi 4 octobre, le prochain épisode : L’heure des grandes mutations.

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