Les clowns : massacre à la rotative

3 novembre 2014 par - Arts du cirque

Goudard100par Philippe Goudard, clown et chercheur

Aujourd’hui, être clown n’est plus une sinécure, c’est moi qui vous le dis !

Clown, je m’étais installé dans un certain confort, intellectuel sinon pécuniaire. Ami des enfants et des familles, choyé des diffuseurs du cirque traditionnel ou contemporain, pourvoyeur de profits pour les entrepreneurs de spectacles, copain de l’intellectuel comme du populaire, faire-valoir des artistes sérieux, preuve de la tolérance du pouvoir et des censeurs, adjoint du médecin ou de l’assistante sociale…les plus hauts barreaux de la reconnaissance sociale étaient à portée de nez rouge !

Et paf ! (oserais-je pif !?) ! Quelques dérangés, sous le masque du clown, jouent de mauvaises blagues ou assouvissent leurs plus violentes pulsions, et voici tous les clowns au pilori des premières pages et des réseaux sociaux, annonçant à qui veut le lire qu’ils ne font plus rire. Halloween, lointain écho de l’archaïque fête des morts et grande quinzaine commerciale, est l’amplificateur de l’événement et l’occasion de juteux profits pour quelques publicitaires. Un vrai massacre médiatique. Il est des métiers aujourd’hui, clown ou ministre par exemple, où plus rien n’est sûr !

Émus, voire exaspérés, les clowns professionnels protestent avec noblesse et une certaine légitimité,  de cette usurpation de masque et de registre, propre selon eux à dénaturer et la fonction et le noble art, que tant d’illustres prédécesseurs servirent, comme eux aujourd’hui, pour le bien de l’humanité.

Velare, revelare : le masque dévoile plus qu’il ne voile. Que nous révélent les figures grimaçantes des méchants clowns qui hantent les réseaux de la communication de masse?  N’éclairent-elles pas certaines zones d’ombres de notre psyché, d’une boulgakovienne ou luciférienne lumière, qui surexpose crûment quelques réalités de nos sociétés ? Avant de se prononcer, il faut y regarder à deux, et même trois fois : la figure, le masque et la fonction.

La figure du clown est née sur les planches des théâtres de  l’Angleterre élisabéthaine au XVIe, fruit de croisements et mutations de gènes de bouffons, fous, Vice, jesters, et autres tricksters, tricheurs, farceurs et joueurs de tours. Avant d’être une des images, la plus universelle sans doute, du cirque,  le clown fut d’abord théâtral et les acteurs de Shakespeare, les Tarlton, Kempe ou Armin, faisaient se boyauter dans le rôle du clown, c’est-à-dire du plouc, du rustre ou du fou, les citadins du Londres préindustriel d’alors,  qui pouvaient se gausser de cet idiot, bouseux fraîchement chassé des campagnes vers la ville par la propriété privée. S’il y avait quelque méchanceté dans ces rires-là, elle était sublimée par le talent des clowns et des auteurs dramatiques, qui renvoyaient les rieurs trop rapides devant le miroir de leur âme.

Point, alors, de grand maquillage, de perruque hirsute ou de chaussures géantes. L’allure est d’abord celle d’un paysan, au costume stylisé, la tête ornée d’une crête de coq ou d’oreilles d’âne, des grelots sonnants aux extrémités des nippes pour signaler l’excitation du bonhomme, suivant une généalogie de signes qui le relie aux fous, aux bouffons et aux idiots « naturels ». Seurat, ou aujourd’hui Polounine, signalent cet héritage. Le clown entre au cirque en costume d’acrobate, sorte d’aristocrate inquiétant à la face blanche traversée de traits rouges et noirs. Habile et cultivé, il amuse par une intelligence et une polyvalence héritées des jongleurs (joculator : le jouer, l’acteur) médiévaux. Voici Joe Grimaldi, Jean-Baptiste Auriol ou les Price. Le clown, par une sorte de mitose, se double à la fin du XIXe d’un partenaire mal fagoté, plutôt aviné, au nez rougi par le froid et l’ivresse du pauvre,  et tellement maladroit,  qu’il réjouit le public populaire : l’Auguste est né et son succès est foudroyant. Voilà la comédie clownesque à l’image de la société : l’aristo et le prolo rejouent l’éternelle scène du pouvoir et de la servitude, du maître et du valet, du plouc et du citadin, de l’autorité et de la subversion. Les trois Fratellini complètent la galerie des personnages : François en clown reste l’aristocrate, Paul en  monocle et gibus (que reprendra Max Linder puis Chaplin à ses débuts), le bourgeois et Albert, bouche, costume, chaussures, perruque et comportement énormes, le dérangé, le fou, l’enfant monstrueux, l’incontrôlable. L’immensité des chapiteaux américains retiendra des clowns ceux qui se voient de loin : l’habile comédien improvisateur du théâtre raffiné du XVIe est devenu le pitre agité et vociférant, dont le grimage et le costume effrayent Fellini enfant, dans I clowns. Ce masque de la plus turbulente des manifestations clownesques, devient l’emblème du clown, aujourd’hui souvent réduit à son nez, rouge et rond. L’ambivalence monstrueuse de la figure, dont le sourire déchire la face comme une cicatrice, et les métaphores qu’elle permet, traversent, depuis, l’histoire des arts.

Le clown, comme ses ancêtres ou avatars de toutes cultures, est, dans cette lignée dionysiaque, sous la manifestation du dieu en bromios (le turbulent), la figure de l’excitation, de la transgression, de la perte des repères et du contrôle de soi, de la monstruosité aussi, celle de l’adulte au comportement d’enfant, du travestissement, de l’abandon aux pulsions, du désordre, du « monde à l’envers » décrit par Rabelais ou Bakhtine, ou du grotesque de Hugo, pour ne citer qu’eux. Il a, à l’évidence, une fonction : celle de permettre, par sa transe,  aux tensions intimes ou sociales, à l’insupportable asservissement des plus humbles,  à la boursouflure guettant le puissant, à la peur -ou au surgissement- de la folie, de trouver une occasion de se libérer par le rire, de s’évaporer dans la farce. De s’intégrer. Mais cette figure implique de celles et ceux qui l’animent, au contraire de céder sans frein aux pulsions, un savoir faire dans le contrôle de soi, un respect du jusqu’où aller trop loin avec le public ou le commanditaire, une maîtrise de sa psyché, qui confine à l’acrobatie comportementale de haut niveau. C’est pourquoi le clown est, au cirque, parmi l’aristocratie marginale et céleste des saltimbanques, en bonne compagnie. Tout le contraire du pétage de plombs des clowns de l’horreur.

Ce faisant, le clown est l’agent de la préservation de l’ordre social par la fête, le rituel, le carnaval, le spectacle vivant ou le cirque, un instant autorisés par la puissance politique ou religieuse. Toutes occasions de se réunir, de resserrer le lien social, d’être ensemble, fut-ce le temps d’une fête consentie par le pouvoir en place, autorisant toute licence. Rites d’inversion, fêtes des fous, festivals… furent et restent les heureux territoires des fous, des bouffons et des clowns, de tous et toutes ces autres, saltimbanques, gens de cirque, ou faiseurs de spectacles ambulants, hors-normes de tous poils…Même tard, des femmes en furent, telle la Clownesse du Moulin rouge immortalisée par Lautrec, lui-même artiste et difforme, CHA U KA O, déjantée cancaneuse, féministe et provocatrice parmi les femmes de spectacles du temps, que relayent aujourd’hui les stars du New Burlesque, autre art du hors-norme.

Cette noble fonction sociale à laquelle se consacrent clowns et clownesses dans leurs spectacles, se prolonge aujourd’hui dans d’autres domaines, à la suite du clown Chocolat visitant les enfants malades au début du XXe, avec les Clowns doctors et Clowns sans frontière, ou encore ces clowns colombiens des rues ou du cirque social, qui désamorcent la violence latente des villes et des quartiers soumis à la guerre de la cocaïne. Là encore, le clown désamorce l’angoisse par le rire, fut-il fondé sur l’horrible ou le dérangeant (Jango Edwards, Coluche, Ludor Citrick, Bonaventure Gacon, Jackie Star….). La norme est transgressée pour la critique sociale ou comportementale, pour réhabiliter le fou, pour dézinguer les pouvoirs, pour son effet cathartique, purgatif des frayeurs, des peurs et des pulsions néfastes, mais dans les règles d’un art et d’une société.  Admise, tolérée, la transgression est alors à l’opposé de la violence gratuite. L’artiste marginal devient garant du ciment social. Paradoxe dont écrivains, cinéastes, peintres, auteurs de tous répertoires, s’emparent dans leurs œuvres.  De Hugo, Verdi et Piave avec Rigoletto, jusqu’à Chaplin, Sjöström, Bergman, Fellini, Stephen King, Cindy Sherman ou Alex de la Iglésia… la liste est sans fin.

Mais certains, qui ne sont ni virtuoses, comme les clowns de métier, du déséquilibre comportemental, ni poètes, confondent la mise en scène et en jeu de nos névroses dans une œuvre d’art, avec  la réalité. Sans l’art, la psychose est là et avec elle, les horreurs et les drames. Lear sombre dans la folie, mais pas son clown.

Alors, comme les plus nauséabonds discours politiques ou confessionnels accusent une figure émissaire, un groupe social, politique, religieux ou culturel, pour cristalliser l’inquiétude du plus grand nombre et se vendre en recours ultime,  on peut voir dans cette agitation médiatique autour de la figure du clown terrifiant, du pain béni pour entretenir l’angoisse de masse.

La saga des amuseurs est une longue épopée des relations qu’entretiennent les clowns et les pouvoirs en place.  Dans les sociétés où la notion de spectacle est absente, des clowns sacrés (tricksters, bobo…), remplissent une fonction médiatrice, thérapeutique, cathartique ou hermétique, productrice de lien entre le monde réel et l’au-delà. Le masque (persona en latin), bien loin de dissimuler,  permet à la personnalité de l’individu ou de la communauté, de se révéler. Parmi les  bouffons des Moralités médiévales, le diable avait un valet, le Vice, tentateur du saint homme ou femme, que la Vierge venait in extrémis ramener dans le droit chemin du dogme. Le Vice (un des ancêtres du clown élisabéthain) était l’agent du pouvoir de l’Église. Le fou du roi valorise l’intelligence et le pouvoir sans limite du prince, qui autorise jusqu’aux moqueries à son propos, en précurseur des Guignols de l’info.  Mourguet, au XIXe, devait soumettre ses dialogues de Guignol et Gnafron à la censure. Dans les strictes limites du carnaval, planifié et encadré par le pouvoir religieux et politique, les bouffons étaient autorisés à mettre le monde à l’envers. Les premiers clowns anglais, paysans tolérés sous condition d’intégration citadine, montrent le pouvoir de la cité industrieuse sur la ruralité. Les clowns du cirque moderne, piétons et maladroits cavaliers, mettent en valeur une aristocratie équestre et militaire. Chocolat sous les coups de Footit, révèle le racisme tranquille des bourgeois parisiens, et les rares clownesses, l’inégalité des genres. Le Charlie de Chaplin et les tramps des cirques américains géants, désignent le pouvoir de l’argent oublieux des plus humbles. Les freaks de Browning mettent en lumière le rejet de l’altérité et du monstrueux et sous son grimage inamovible,  le clown Patoche (James Stewart) cache l’inavouable socialement, dans The greatest show on earth.  Sous l’apparence de la tolérance, le pouvoir culturel d’aujourd’hui, comme celui d’hier, perpétue cette instrumentalisation, stimule et entretient la diffusion du cirque, des clowns et autres humoristes, mais dans les limites d’une diffusion strictement contrôlée, canalisant un besoin vital de désordre, une nécessité profonde de manifester le chaos, en les contrôlant de A à Z, à son profit exclusif,  des loisirs aux festivals et des formations aux programmations… Tant que ça sert, que ça rapporte, intégrons, mais attention à qui sort des limites imparties !

La fonction du clown est précisément encadrée : il rassure ou inquiète selon que le pouvoir l’y autorise ou pas. Hugo qui fit malmener le pouvoir par Triboulet dans Le roi s’amuse, ou Coluche lorsqu’il franchit la frontière de la candidature à l’élection présidentielle, l’ont illustré.

Mais au-delà de la relation ambiguë de l’amuseur et du pouvoir, on peut lire dans l’actualité des méfaits grotesques ou tragiques des clowns agressifs, un symptôme bien plus inquiétant que les facéties de nos clowns ou les dérangements de ceux qui empruntent leur masque : c’est celui de la perte de contact entre individus, et avec la réalité des relations humaines. Ce que le spectacle vivant produit de partage qui questionne, qui stimule ou fait débat, mais ensemble, dans la relation charnelle du vivant et de la co-présence, les réseaux informatiques, vecteurs instantanés d’images et de communications en tous genres, le gomment ou l’annulent, offrant à la solitude la jouissance d’une toute puissance à manipuler et détruire autrui sous le regard du plus grand nombre. Sous le masque d’un clown, comme sur une console de jeu, l’humain devient un être virtuel que l’on peut éliminer d’un coup de manette.

La dématérialisation du spectacle dans une société dont il est pourtant le ciment et  le vecteur principal, stimule, déclenche et amplifie les pulsions solitaires en leur offrant un écho national ou planétaire.
Oui, le clown est ambigu, source de joie autant que d’effroi, c’est son rôle anthropologique, social et poétique. Comme un conte, il nous tend un miroir, illuminant l’ombre de nos enfers comme l’ange déchu avec la lumière qu’il a dérobée au paradis. Il nous permet de regarder nos vies en face, de compenser notre angoisse de mort, nos échecs et nos pulsions destructrices par le plaisir du rire, dont c’est sans doute la fonction physiologique essentielle.

La figure du clown, bien loin de masquer, révèle l’état d’une société, et il n’est pas surprenant aujourd’hui qu’éloignée de sa fonction artistique ou thérapeutique, elle soit mise à mal par la puissance médiatique, qui dissout l’art dans la communication, comme par exemple, la priorité du soin, à l’hôpital, est remplacée par celle de la gestion.

Alors, pas d’amalgame ni de psychose pour quelques rigolos – mais pas vraiment marrants – déguisés en clowns. Arrêtez le massacre à la rotative, la nuit des masques vivants, et vive le rire éclatant et lumineux des clowns de chair et d’os !

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